Les entrées de villes, un fléau incontrôlable

Au plus haut sommet de l’État est affirmée la volonté de mettre fin à la catastrophe écologique, paysagère, économique et sociale qu’est devenu l’accès à nos villes, de toutes les tailles et sur tout le territoire. Jusqu’où ira cette volonté ? Depuis vingt ans, certaines voix, impuissantes, dénoncent ce désastre.

ZAC, ZAE, ZAI… Le fléau des zones d’activités (commerciales, économiques, industrielles…) frappe partout, même dans les petites communes. Et quand ce ne sont pas leurs bâtiments euxmêmes qui polluent les abords des agglomérations, ce sont les panneaux publicitaires qui les annoncent !
© Michel Gil/SIPA

« Si nous regardons l’évolution de nos villes, ou plus exactement des périphéries de nos villes, de nos villages, nous n’avons cessé de grignoter les terres agricoles pour ouvrir des zones commerciales, des zones industrielles et des zones de logistique. Il faut rompre avec cette pratique… » Ainsi parlait le président de la République dans son discours inaugural du salon de l’Agriculture, le 23 février 2019, après avoir rappelé la volonté du gouvernement d’atteindre un objectif de « zéro artificialisation nette » des sols. Rompre avec la pratique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

La France détient aujourd’hui deux records européens : celui du nombre de grandes surfaces par habitant, avec près de 2 500 hypermarchés et 10 000 supermarchés, et celui du nombre de ronds-points : 30 000 contre 10 000 dans le pays qui les a inventés, le Royaume-Uni. Mandaté par le gouvernement pour évaluer les enjeux de l’artificialisation des sols, le Comité pour l’économie verte a rendu un premier rapport le 13 février 2019.

Malgré la volonté affichée de l’État de mettre fin au désastre des entrées de ville, de nombreux projets vont encore voir le jour sous peu. De plus, on constate que cette « artificialisation des terres » toujours croissante répond moins au besoin d’accueil de population supplémentaire, qu’à des objectifs économiques.
© Aurélie Boissière

Quels que soient les instruments de calcul utilisés, les résultats sont sans appel : la couverture du territoire par les aires urbaines est passée d’un tiers du pays à près de la moitié, en vingt ans seulement. Et pourtant, l’espace urbain est sous-utilisé et cette artificialisation des terres peu corrélée au besoin d’accueil de population supplémentaire. « Les incitations en place ne sont pas vecteurs d’économie dans l’usage du sol, regrettent les rapporteurs : l’élu local fait face à des demandes fortes, notamment pour élargir la constructibilité. Et, du fait d’une concurrence entre communes, le propriétaire de foncier agricole, sa parcelle rendue constructible prenant de la valeur, est poussé à vendre pour un usage non agricole, l’aménageur, du fait des prix du foncier et des coûts de construction et des rigidités réglementaires, est incité à construire en périphérie et de manière peu dense, tandis que le ménage est encouragé à accéder à la propriété en périphérie par le coût modéré et les subventions dont il bénéficie. »

Anarchie des périphéries

Un constat qui est aussi celui d’Alain de La Bretesche, président de la Fédération Patrimoine-Environnement, co-organisateur avec l’association Sites et Cités remarquables du Concours national des entrées de ville, dont les derniers lauréats, Chorges (Hautes-Alpes) et Cantenay-Épinard (Maine-et-Loire), ont respectivement réussi à sauver un paysage traversé par une route nationale et à aménager des espaces publics au bord de la Mayenne. « Il est urgent, par exemple, de reconquérir les franges urbaines et de combler les dents creuses, pour limiter l’étalement précise-t-il, car il y a maintenant des zones entières de hangars abandonnés à la périphérie des villes. Mais comme le principe du pollueur-payeur s’applique, les nouveaux venus ne se bousculent pas car ils ne veulent pas payer la facture de dépollution de la zone ! »

La dépollution des stations-service désaffectées coûte très cher et il est donc plus rentable de les abandonner plutôt que de les détruire.
© Lionel Allorge

Pierre Creuzet, fondateur et directeur de l’association Centre-Ville en mouvement, qui a réclamé en 2017 un moratoire sur la construction et l’extension de nouvelles zones commerciales, ne dit pas autre chose. « Cette interminable route pour entrer en ville, avec des boîtes de conserve de chaque côté qui coûtent moins cher à abandonner qu’à détruire, c’est une catastrophe ! Les règles ne sont pas assez strictes, et les élus peinent à les faire appliquer. Les “drives”, par exemple, ont poussé comme des champignons entre 2015 et 2017 car il y avait une faille dans la réglementation. La loi Elan apporte un progrès mais elle est insuffisante. Les propriétaires de la grande distribution, ce sont d’immenses fortunes, un pouvoir  financier considérable. Ils ont derrière eux les promoteurs, des cabinets d’avocats, de conseil, de gros fonds d’investissement… »

Cette interminable route pour entrer en ville, avec des boîtes de conserve de chaque côté qui coûtent moins cher à abandonner qu’à détruire, c’est une catastrophe !Pierre Creuzet

L’argent, toujours l’argent ! Tant que les opérations immobilières en périphérie continueront à être beaucoup plus rentables qu’en centre-ville, les politiques auront beau discourir, les projets continueront à proliférer. Depuis l’ouverture du premier hypermarché Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois en 1963, suivie des premiers centres commerciaux à Parly 2 et Saint-Laurent-du-Var en 1969, la France n’a cessé d’adapter ses paysages à ces temples de la consommation : même le plus humble des bourgs a métamorphosé sa périphérie en une anti-ville anarchique pour vivre au rythme de la grande distribution. Le tout au service d’« une société dans laquelle la vitesse, l’immédiateté et le droit de consommer sont des ambitions humaines respectables et encouragées, voire des valeurs absolues. Une société qui cède à la facilité de la croissance permanente des biens, des envies, des ventes, des chiffres d’affaires, des possessions et des rentes », écrit Olivier Razemon, responsable du blog L’interconnexion n’est plus assurée hébergé par Le Monde.

D’après Procos, la Fédération du commerce spécialisé, 84 % des projets présentés en 2018 ont été autorisés, un taux stable depuis 2012.

L’État a bien essayé de freiner ce développement anarchique, mollement, avec la création, à partir de 1974, entre autres, de commissions départementales. D’après Procos, la Fédération du commerce spécialisé, 84 % des projets présentés en 2018 ont été autorisés, un taux stable depuis 2012. Ce qui représente 1 334 459 m2, dont 40 % d’extensions commerciales et le reste de créations ex nihilo. Les promoteurs ont 5 millions de mètres carrés de projets commerciaux en stock pour les cinq années à venir, dont 3 millions ont déjà été autorisés, 85 % de ces mètres carrés étant situés en périphérie des villes.

Paradis artificiels de l’hyperconsommation

Pourtant, depuis trois ans, le chiffre d’affaires des hypermarchés recule, les consommateurs boudent, 55 % des villes moyennes ont un taux de vacance commerciale supérieur à 10 %. Aucune importance ! Un million et demi de ces mètres carrés sont destinés aux retail centers. Apparus au début des années 2000, ces paradis d’un nouveau genre (7 millions de mètres carrés en vingt ans) sont là pour amadouer les enfants gâtés de la  consommation, leur faire quitter le monde virtuel dans lequel ils vivent sur leurs canapés…

« L’Atoll » a ouvert en avril 2012, à Beaucouzé, dans la périphérie d’Angers. Ce centre commercial de 71 000 m2 est entouré d’une route circulaire reliée au réseau routier préexistant par cinq ronds-points.

Dans ces nouvelles zones périphériques artificielles, tout est fait « pour offrir aux clients de nouvelles expériences de shopping », on mélange, des fontaines aux magasins loués à des enseignes nationales, des skate parks, des restaurants, des toboggans géants, des « Fun Lands », on donne à l’ensemble des allures de vaisseaux spatiaux, de fausses allées vintage, et des noms qui font rêver… La Compagnie de Phalsbourg a ainsi investi 145 millions d’euros dans « L’Atoll », sorte de disque rétro de 71 000 mètres carrés éclairé toute la nuit depuis 2012 à l’entrée d’Angers. L’année suivante, elle a ouvert « Waves Actisud » aux portes de Metz : 61 800 mètres carrés de surfaces commerciales, avec un programme de fidélisation multicanal, des navettes gratuites électriques pour transporter les clients, un lounge VIP… En mai 2018, apparaissait « The Village » dans la région lyonnaise… La Compagnie de Phalsbourg s’apprête à lancer plusieurs centres géants « Open Sky », à Rennes, Annecy, Nice…

Zone saturée d’hypermarchés

La Foncière d’Antoine Freya a lancé, elle, fin 2017, son premier « Shopping Promenade » à Amiens, dans une zone déjà saturée d’hypermarchés. Cette « destination shopping inédite dans un cadre unique et valorisant » aura bientôt des clones à Strasbourg, Arles, Montpellier… et une cousine en forme de galet géant, intitulée « My Valentine », aux portes de Marseille.

Le parc d’activités de Stelytec, à Saint-Chamond (Loire), s’étend sur 32 hectares. Il rassemble des entreprises oeuvrant dans des domaines très variés (mécanique, technologies médicales…).

Face à cette déferlante, certains citoyens, élus et magistrats, commencent à se réveiller. Les villes étouffent. Et les recours se multiplient… Montpellier, par exemple, a déjà vu s’installer le centre « Odysseum » (45 000 m2) au sud de la ville, s’agrandir le Polygone (de 45 000 à 90 000 m2) et elle devrait digérer le shopping Pomenade « Ode à la mer » d’Antoine Frey (61 000 m2) ? Le maire de Caen, Joël Bruneau, soutient les associations qui se battent contre le projet d’extension d’Ikea prévoyant l’implantation de 70 magasins, très éloigné de celui déposé, au départ, devant la commission départementale. Les associations ont réussi à faire retarder le projet caennais de plusieurs années, comme les opposants au développement  d’Ikéa au Mans, ou ceux de l’énorme complexe « Val Tolosa » à Toulouse. Quant au tribunal administratif de Cergy-Pontoise, il a annulé le 12 mars dernier le PLU de Gonesse qui avait été amendé en 2017 pour permettre l’implantation du centre géant « EuropaCity »…

Les promoteurs savent désormais que les projets seront retardés de plusieurs années à cause des recours, ils s’en fichent, ils intègrent ces délais dans leur comptabilité. La seule solution ? Légiférer, et vite.Franck Gintrand

Mais, d’après Franck Gintrand, délégué de l’Institut des territoires et auteur de Le Jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes, cette mobilisation est insuffisante. « Les promoteurs savent désormais que les projets seront retardés de plusieurs années à cause des recours, ils s’en fichent, ils intègrent ces délais dans leur comptabilité. La seule solution ? Légiférer, et vite. Les Allemands, par exemple, ont mis en place une législation très coercitive qui oblige les grandes surfaces qui veulent s’installer en périphérie à apporter la preuve qu’elles n’auront pas d’impact sur le commerce de centre-ville. »

Le projet de l’agence Vu d’ici pour l’aménagement des prairies de la Mayenne et de l’entrée de Cantenay-Épinard marque la volonté de « s’inscrire dans la continuité paysagère de la commune ».
© Agence Vu d’ici, Écouflant

Ce n’est pas tout ! Autour des grandes métropoles, la menace de l’économie numérique plane sur le paysage. Les ventes en ligne ayant été multipliées par cinq en dix ans, dans les quelques zones encore vierges, la construction d’entrepôts et de hubs destinés au e-commerce s’accélère. Brétigny-sur-Orge a ainsi vu arriver en quelques mois Décathlon (24 000 m2) et Amazon (142 000 m2), Tournan-en-Brie a accueilli Conforama (180 000 m2, soit environ trente stades de foot). Delticom, le géant allemand de la vente en ligne de pneus et d’engins agricoles ouvrira son entrepôt de 110 000 mètres carrés au nord de Mulhouse en 2020…

Les ventes en ligne ayant été multipliées par cinq en dix ans, dans les quelques zones encore vierges, la construction d’entrepôts et de hubs destinés au e-commerce s’accélère.

Sans compter le développement des data centers, « ces zones d’activité numérique qui vont dans le sens de la fragmentation urbaine, avec de très grandes parcelles infranchissables, souvent ultra-protégées par des clôtures défensives n’amenant pas grande urbanité aux territoires », selon un rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, intitulé L’Impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires publié en février 2019. Aux environs du plateau de Saclay, par exemple, ils sont déjà dix-sept, et, d’après la directrice générale adjointe au développement économique et à l’innovation d’un des EPCI (Établissement public à caractère intercommunal) concerné, le bassin de Versailles-Saclay est sollicité tous les deux mois pour une recherche de foncier afin d’en construire un nouveau !

Une éclaircie ? De nombreuses communes sont en train de s’apercevoir qu’elles ont jusqu’en 2020 pour adapter leur Règlement local de publicité au décret du 30 janvier… 2012, et, aux portes de nos cités, une partie des panneaux devraient disparaître !

Par SOPHIE HUMANN 
Journaliste