La loi relative au patrimoine sensoriel de nos campagne : analyse et critiques
Il y a deux ans, le Président de la Fédération Patrimoine-Environnement Alain de la Bretesche, rédigeait un édito intitulé L’homme de la ruralité. L’édito revenait sur le risque de contentieux ayant pour objet les bruits environnants et plus particulièrement ceux qui concernent les bruits d’animaux de la ferme ou le son des cloches. Il soulignait, non sans humour, que le chant du coq faisait spécialement l’objet d’une jurisprudence importante et plutôt curieuse : en particulier un arrêt de la Cour d’Appel de Colmar qui explique que, ce qui est dommageable, ce n’est pas le chant du coq, c’est une répétition assez longue de son Cocorico.
La multiplication et la médiatisation de ces litiges ont conduit des députés à déposer une proposition de loi (1) visant à préserver ce patrimoine sensoriel. Cette volonté de patrimonialisation « des sons et odeurs de la campagne » était sensée donner une assise juridique à ces phénomènes et à limiter « Les actions en justice (qui) sont souvent intentées par des vacanciers ou des « néoruraux », qui ne supportent pas ce genre de nuisances [qui] sont habituellement envisagées par le biais des troubles anormaux de voisinage »(2) . Le texte de la proposition de loi avait reçu un avis défavorable du Conseil d’État (3)et suscité de vives critiques doctrinales.
La loi du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises est composée de trois articles, elle est assez éloignée du texte proposé initialement par la chambre. Nous procédons à l’analyse des trois articles de cette loi dans ce présent billet. Si elle reste à bien des égards critiquables, on peut tout de même penser qu’elle facilitera pour les maires des communes rurales les débats relatifs à ces sons et odeurs, qui sans forcément les conduire devant les tribunaux, nourrissaient des conflits de voisinage.
Les sons et odeurs caractéristiques des milieux naturels érigés “patrimoine de la Nation” :
La notion de «patrimoine sensoriel des campagnes» n’a pas été introduite dans l’article L. 1 du code du patrimoine (qui définit la notion de patrimoine) comme le suggérait la proposition de loi. Le législateur a préféré introduire, conformément à l’avis du conseil d’État, les « sons et odeurs » qui caractérisent les milieux naturels. La loi prévoit ainsi une modification de l’article L. 110-1 du code de l’environnement, portant sur les composantes du Patrimoine commun de la Nation, afin de prendre en compte les « sons et odeurs » qui caractérisent « les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins », comme composantes du « patrimoine commun de la Nation ». Sans vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, il y a fort à parier que le législateur ait tué dans l’œuf la possibilité d’assurer par ce biais une protection juridique aux sons et odeurs. Cette notion de patrimoine de la Nation – auquel fait plusieurs fois référence le Code de l’environnement (désignant comme tel les milieux naturels et l’eau) mais également le Code de l’Urbanisme (attribuant cette notion au « territoire national ») – fait l’objet de nombreux débats doctrinaux résonnant comme un concept plus philosophique que juridique pour un certain nombre. Ainsi l’entrée des sons et odeurs dans l’ordre juridique français serait plus symbolique qu’effective.
Les sons et odeurs, composantes des politiques patrimoniales :
L’Article 2 de cette loi confie au service de l’Inventaire des régions et de la collectivité de Corse le soin d’élaborer un Inventaire Général de cette dimension sensorielle. Initialement la projet de loi proposait l’élaboration de cet inventaire par la mise en place d’une procédure complexe nécessitant la création de Commissions départementales ad hoc. Cette nouvelle compétence pour les services de l’Inventaire permet de rappeler que le transfert de l’Inventaire aux régions et à la collectivité de Corse (mis en place à titre définitif respectivement en 2002 et 2004) leur a permis d’établir de véritables stratégies de valorisation du patrimoine, octroyant à l’Inventaire un véritable rôle d’outil de médiation patrimoniale. Le législateur semble avoir bien intégré cette donne comme en témoigne l’alinéa III de l’Article 2 qui dispose que « Les données documentaires ainsi constituées à des fins de connaissance, de valorisation et d’aménagement du territoire enrichissent la connaissance du patrimoine culturel en général et sont susceptibles de concourir à l’élaboration des documents d’urbanisme. ». L’Inventaire doit ainsi servir à sensibiliser à un patrimoine méconnu ou du moins non considéré comme tel. S’il est certain que l’Inventaire ne garantit pas une assise juridique, cela peut en revanche permettre une avancée pratique et un apport en termes de politiques patrimoniales.
Prémunir des troubles anormaux de voisinages dus aux sons et aux odeurs :
Le troisième article et dernier article de la loi dispose que :
« Dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport examinant la possibilité d’introduire dans le code civil le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage. Il étudie les critères d’appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l’environnement.
La présente loi sera exécutée comme loi de l’État. »
Les troubles anormaux de voisinage reposent sur des fondements jurisprudentiels dont la genèse remonte aux XIXème et qui s’appuyait sur l’Article 544 du Code civil en vertu duquel « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » et sur l’article 1240 (ancien article 1382) disposant que « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Cette notion s’est autonomisée avec le temps, notamment grâce à l’arrêt de la deuxième Chambre civile de la Cour de Cassation du 19 novembre 1986 consacrant le principe général du droit selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (4). D’autres arrêts viendront compléter et préciser la jurisprudence. Notons que le juge, en dehors des activités listées dans l’article L. 112-16 du code de la construction et de l’habitation, tire les conséquences de l’antériorité pour ne pas faire droit à la demande des plaignants. La codification des troubles anormaux du voisinage est contenue dans la proposition de loi relative à la réforme de la responsabilité civile, déposée au Sénat le 29 juillet 2020. Le rapport demandé au Gouvernement doit donc permettre au Parlement d’étayer les futures séances consacrées à l’examen de cette loi.
Une telle occurrence à l’environnement dans un article du code civil consacrant les trouble anormaux de voisinage peut, en effet, paraître peu fortuite à plusieurs égards :
D’une part, bien qu’il existe pour chaque règle de droit son exception, intégrer l’environnement afin d’éviter les litiges relatifs aux sons et odeurs semble peu approprié d’autant que l’exception d’antériorité de l’activité génératrice de trouble permet déjà de débouter les requérants.
D’autre part, la jurisprudence constante lors des litiges de la sorte est, pourrait-on dire, « la loi de la nature », le juge est souverain dans sa décision et l’inflation législative bien suffisante pour qu’il ne soit réduit à être la bouche de la loi.
Il est possible à certains égards de voir en cette loi une loi de circonstance, cela étant, elle a le mérite de placer au centre des attentions le patrimoine sensoriel, forme de patrimoine immatériel et garant de valeurs qui dépassent les seuls troubles de voisinage car ils appartiennent à nos modes de vie.
(1) Proposition de loi visant à définir et à protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, 11 sept. 2019, AN, texte n° 2211
(2) selon les motifs de la proposition de loi
(3) CE 16 janv. 2020, avis cons., n° 399419 ; JCP A 2020. Act. 132, obs. L. Erstein
(4) arrêt n°84-16.379., Publié au bulletin