Des historiens de l’art ont la parole sur Notre-Dame
Notre-Dame de Paris : restaurer ou rebâtir ?
Restaurer n’est pas seulement reconstruire, mais rétablir un édifice dans son intégrité, lui rendre unité et cohérence sans pour autant prétendre y laisser sa marque. « Nous rebâtirons la cathédrale plus belle encore » a dit malencontreusement le président de la République, peu au fait de subtilités linguistiques auxquelles se rattachent néanmoins des métiers bien différents. Les professionnels du patrimoine n’ont pas tardé à le lui signifier, en l’appelant à plus de modestie. Du pouvoir régalien nos présidents se sont fait une vision monarchique : ils entendent marquer chacun leur règne par une réalisation prestigieuse. Des architectes soucieux de leur propre gloire les y encouragent, voyant là l’occasion unique de se faire valoir. Une toute autre demande s’est dégagée de l’immense émotion populaire provoquée par l’incendie : que la cathédrale renaisse de ses cendres, que s’efface un souvenir funeste afin que le monument retrouve, avec toute sa grandeur, la richesse de son contenu. Entre deux visions de la culture, l’une au service du pouvoir, l’autre du patrimoine, notre bien commun, l’opposition est radicale. Bien loin d’une simple querelle entre Anciens et Modernes, comme on voudrait nous le faire croire ! C’est dire que s’impose une restitution aussi fidèle que possible de la charpente et de la flèche, les deux trésors que nous avons perdus.
L’aspect extérieur des couvertures n’est qu’une part de leur signification. La beauté de la « forêt » était quelque chose de saisissant pour qui avait le privilège d’y pénétrer. Une copie sera certes moins véridique, mais elle permettra d’évoquer, par sa reproduction, un ensemble unique dans l’histoire des techniques médiévales. Après tout, le défi consistant à rétablir à peu près trois cents pièces de charpente à « chevrons portant ferme » (c’est-à-dire, tous les trente centimètres environ, une grande pièce triangulaire de douze mètres de large et neuf de haut) est relativement facile à relever avec les moyens de manutention dont on dispose aujourd’hui. Qui, d’ailleurs, ferait mieux que de rétablir le célèbre « tabouret » du socle de la flèche, compensant l’irrégularité géométrique des piliers de la croisée pour asseoir solidement l’énorme masse de cette charpente dont on dit qu’elle pesait autour de 750 tonnes ? Elle si parfaitement connue par une multitude de relevés, des maquettes détaillées et une campagne photographique exhaustive qu’il est aisé d’en faire la reproduction. La Charte de Venise l’autorise, on l’ignore trop souvent, quand elle admet la restitution d’éléments altérés ou même détruits à partir de témoignages avérés. Sinon, on n’aurait jamais reconstruit ni Reims, ni Soissons, ni Saint-Quentin et pas même Rouen ruinés par les guerres.
Il avait fallu près de quinze ans à Eugène Viollet-le-Duc pour élaborer son projet à partir d’exemples médiévaux qu’il connaissait sur le bout des doigts (particulièrement, la flèche d’Amiens qu’il avait restaurée). Peu de créateurs, même à sa génération d’architectes-archéologues, auraient été capables de dessiner la nouvelle flèche de façon aussi précise, convaincante, en reprenant les éléments connus ou partiellement conservés de l’ancienne depuis longtemps disparue et en leur redonnant vie au travers d’un répertoire ornemental particulièrement raffiné. L’érudition de celui qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’architecture médiévale, son dictionnaire en atteste, a permis la restitution d’un des éléments majeurs de la silhouette urbaine de la cathédrale. Rares sont ceux qui, jusqu’à présent, connaissaient l’auteur de cette flèche si heureusement associée aux toitures et aux tours de la cathédrale. Viollet-le-Duc n’en fut d’ailleurs pas seul responsable. Il s’entoura de deux maîtres-charpentiers, aptes à guider son analyse des éléments subsistants comme à en concevoir la restitution. Le premier fut l’entrepreneur du chantier : Auguste Bellu, réputé pour ses compétences dans la conception des échafaudages. Le second était son « gâcheur » (chef de chantier) : Henri Georges dit Angevin, l’enfant du Génie, compagnon du Devoir de Liberté. On leur doit rien moins que les flèches d’Orléans, de la Sainte-Chapelle, de Notre-Dame de Paris et du Mont-Saint-Michel ! Enfin, on ne peut ignorer le rôle joué par le sculpteur Victor Geoffroy-Dechaume à qui l’on doit l’étonnant bestiaire de la cathédrale, réalisé en pierre ou en plomb à partir d’esquisses fournies par Viollet-le-Duc.
Le fait que la statuaire de Geoffroy-Dechaume ait survécu, par les hasards du planning du chantier de restauration, va plus encore dans le sens d’une restitution respectueuse des parties ravagées par le feu. Plutôt que d’imaginer une intervention qui se voudra en rupture avec le contexte (et donc en contradiction avec le principe même de la restauration d’un édifice), le rétablissement de l’œuvre combinée des XIIe et XIXe siècles est la seule solution appropriée. Elle ne choque pas plus que, dans un autre site, la reconstruction intégrale de la Frauenkirche à Dresde ou du théâtre de la Fenice à Venise il y a quinze ans. En pareilles circonstances, la restitution s’impose sans discussion, tant la force de l’œuvre en rend inadmissible la disparition ou la transformation.
François Loyer,
Historien de l’art contemporain
Notre-Dame de Paris : restaurer ou rebatir ?
Adrien Goetz est un historien de l’art et romancier français. Auteur de plusieurs romans axés sur l’histoire de l’art, il est maître de conférences à l’université Paris 4-Sorbonne et membre de l’Académie des beaux-arts.
La Fédération Patrimoine-Environnement vous invite à découvrir son nouvel ouvrage, Notre-Dame de l’humanité.
Le 15 avril 2019, sous les yeux de l’humanité tout entière, Notre-Dame brûlait. L’humanité tout entière, en effet : des Etats-Unis à la Chine, du Sénégal à la Russie, les réactions ont été immédiates dans le monde entier.
Comme le dit Adrien Goetz dans ce texte de savoir, de passion et d’alerte, on s’est rendu compte à cette dramatique occasion que Notre-Dame de Paris était bel et bien Notre-Dame-de l’humanité.
Par-delà les nations, par-delà les religions même, puisqu’aussi bien les dignitaires de tous les cultes ont fait part de leur émotion, c’est l’art qui unit les hommes. Telle est la leçon de ce stupéfiant événement. Du XIIe au XIXe siècle, les plus grands artisans, les plus grands artistes français, de l’auteur anonyme de la grande rose à Viollet-le-Duc, créateur de la flèche qui s’est effondrée sous nos yeux, c’est la question de la préservation de l’art qui se pose, de Notre-Dame, des églises, du patrimoine commun de l’humanité que sont les œuvres d’art.
Disponible chez Grasset
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